Première opération
Début de la séance. Chaque élève est à sa place. Je précise que pour eux, être à sa place signifie être dans un périmètre assez restreint autour de leur table mais donc pas forcément assis précisément à celle-ci. Un incessant brouhaha persiste également, comme d'habitude vous me direz. Oh et puis non c'est moi qui vous le dit. Bref, c'est à ce moment là en général que vous perdez systématiquement cinq bonnes minutes à faire la police avant d'entamer les hostilités avec eux. Je dis "hostilités" car c'est un combat de chaque instant pour capter leur attention. Mais ce jour là je n'en avais pas la force. Alors j'ai commencé sans eux. Un coup d'oeil sur mon cahier : au programme, première leçon sur les polygones... Tellement passionnant, n'est-ce pas ?
Bon, comment gérer ça ? J'ai bien une petite idée mais ça ne doit pas trop coller avec les programmes officiels. Tant pis, du moment qu'ils retiennent des choses.
Je saisis la grande règle. Un bref coup d'oeil dans mon dos me permet de constater que la majorité de la classe ne calcule rien de ce que je suis en train de faire. Parfait. Je m'empare d'une craie, plaque la règle contre le tableau et commence à tracer une ligne. Toujours aucune réaction de leur part. Fantastique. C'est parti.
Dans la seconde qui suit, la règle pivote brusquement vers le bas, entraînant le tracé de la craie dans une chute vertigineuse vers le sol. "Mais c'est pas vrai !!! Regardez ce que vous m'avez fait faire !!!" J'ai lâché la voix sur ce coup là. Même ma collègue a dû m'entendre à travers la cloison. Cette fois le silence est totale dans la classe. "T'en as fait exprès maître ?" - "Exprès ? c'est surtout que je ne peux même pas me concentrer avec le bruit que vous faites ! Bon, comment je vais rattraper ça ? Ma ligne est complètement brisée maintenant !"
Comme pour rafistoler la pauvre ligne brisée, je trace un autre trait pour stopper la chute, puis un autre, et encore un autre, et je termine en raccrochant le petit bout pendant avec le début de mon tracé. La figure est correctement fermée mais vraiment bizarre. "Je crois que c'est grave cette fois, j'ai fait ce que j'ai pu mais il est évident qu'il va falloir opérer. Vous trois, venez avec moi, on opère".
Les trois gamins du premier rang sont médusés mais semblent amusés par la situation. Puis un rire communicatif gagne la classe lorsque le trio se voit remettre des masques et des gants imaginaires de ma part. "Bien, nous sommes le 21 mars 2008, il est ..h.., je suis en présence du docteur et chirurgien X, assisté de Mademoiselle Y. Monsieur Z consignera les données relatives à l'opération. Docteur X, veuillez mettre en évidence la région délimitée par cette ligne brisée en la colorant en vert. Mademoiselle Y vous aidera en comptant et numérotant les différentes parties de ladite ligne. Monsieur Z, veuillez noter que nous sommes en présence d'une région délimitée par une ligne brisée." "J'ai terminé !" "Excellent travail docteur. Mademoiselle, où en sommes nous ?" "Il y a 6 côtés" "Merci infiniment, monsieur Z veuillez inscrire 6 côtés. Bien, quel est votre verdict docteur ?" (Je me penche à l'oreille de ce dernier et lui souffle "Polygone"). "C'est un polygone !!!" "C'est bien ce que je pensais... monsieur Z, veuillez inscrire le verdict du docteur : polygone, P.O.L.Y.G.O.N.E." "Et il a 6 côtés !" "Exact, c'est une forme typique d'hexagone, un cas assez rare de polygone"...
La cerise sur le gâteau consista à enchaîner avec les autres formes de polygones avant de poursuivre cet après midi là par un bref hommage aux poilus. "Est-ce que quelqu'un sait ce qu'est un poilu ?" Réponse d'une gamine qui n'avait pas eu l'attention suffisante pour constater que la séance de géométrie était déjà terminée depuis cinq bonnes minutes : "C'est un polygone qui a 10 côtés ?" "Hummm, non, mais laisse moi deux minutes, je vais le noter pour mon blog..."